Bien que fléau menaçant tous les enfants du monde, à tous les niveaux des sociétés, et à des degrés divers de barbarie, la violence sexuelle faite sur enfant reste un sujet éminemment tabou, tant sur les plans politique que culturel. L'art lui-même, à diverses époques, a pu se faire l'écho bienveillant, sinon complice, de pratiques dont on connait pourtant les ravages physiques et psychologiques sur l'adulte que l'enfant abusé sera devenu. Il est temps, aujourd'hui, que cela cesse, et que l'on puisse aussi entendre et voir la parole des artistes qui, d'une manière ou d'une autre, luttent pour que la parole des victimes soit entendue et reconnue. Cette exposition collective, une première sur ce sujet, constitue un moyen d'objectiver la question, au travers de propositions artistiques contemporaines fortes, donnant matière – au propre comme au figuré- à réflexion, ambitionnant de contribuer à faire bouger les lignes.
QUI NE DIT MOT... se réfère explicitement au proverbe d'origine latine qui tacet consentire videtur («qui se tait semble consentir»), laissant au lecteur le soin de finir lui même la phrase, et posant ainsi deux questions cruciales, intimement liées: celle du consentement, celle du silence. La locution populaire fait écho à cette tenace présupposition que celui qui n'objecte pas de refus donne tacitement son accord, préjugé si souvent répété dans les entourages des victimes, depuis «Tu aurais pu dire non» à «Pourquoi n'a-t-il/elle rien dit pendant toutes ces années?»...C'est le «non» qui n'a pas pu être dit, ou n'a pas été entendu, dont la victime devra sans cesse se justifier, c'est le long silence, dont il faudra se justifier encore, face à une ignorance et une suspicion persistantes des raisons profondes qui nourrissent un secret durant parfois des décennies. C'est aussi l'injonction au silence régnant dans les entourages, les familles...toute une mécanique des yeux et des oreilles tacitement fermés, socle parfois inattaquables des structures familiales et sociales... «Qui ne dit mot...consent», est aussi un principe de droit, à la racine même de principe de prescription, qu'il nous faut aujourd'hui ré examiner et requestionner.
QUI NE DIT MOT... pour prendre à rebours donc, cette croyance que celui qui se tait consent, pour affirmer que le silence d'une victime ne vaut évidemment pas consentement, que rien n'est moins tacite que la domination par le silence. Mais «Qui ne dit mot...» fait aussi allusion au silence de «ceux qui savent». Aujourd'hui, peut- être plus que jamais, savoir et ne rien dire doit pouvoir être appréhendé comme une forme de consentement au délit ou au crime. Cette parole là aussi doit être libérée. Dans le même temps, on ne peut – encore une fois- voler la parole à la victime, ni extorquer sa vérité. Les enjeux sont complexes. Evitant l'écueil de l'angélisme, opposant une image édulcorée de l'enfance à une réalité sordide, comme celui du voyeurisme, refusant toute ambiguité complaisante, cette exposition, premier moment d'un projet d'ampleur, entend ne laisser le moindre doute sur les intentions des artistes et du commissaire. Au travers d'oeuvres de tous médias – peinture, sculpture, photographie, vidéo, installation...- l'exposition explore différentes approches, entre corps et esprit, réalité et mémoire, traumatisme et résilience, violence et réparation, avec une attention particulière portée à l'histoire : celle des enfances volées, des vies de famille spoliées, des adolescences mortifères, des adultes devenus avec peine, à qui on n'offre le plus souvent ni le droit de souffrir, ni la reconnaissance de cette blessure que rien ne viendra suturer. Elle parle de manière plus générale, des systèmes et mécanismes de domination à l'oeuvre dans cet asservissement et cette réification du corps de l'autre, de l'emprise et de la manipulation, du silence et du secret, et prétend en ce sens à l'universel. Elle engage, enfin, sur la voix de la résilience celles et ceux qui croient en le pouvoir cathartique de l'art.
QUI NE DIT MOT... est une victoire sur le silence, et la première exposition rassemblant des artistes contemporains pour dire non.
Marie Deparis-Yafil
Il s'en faut de rien pour que ce ne soit plus rien du tout.
Il s'en faut de rien pour que le presque-rien se transforme en rien du tout.
Vladimir Jankélévitch – « L’aventure, l'ennui, le sérieux »
Flammarion, 1963
« Savez-vous planter les choux ?» Le titre que Piet.sO a choisi pour son exposition personnelle au Centre d'Art Jean Prouvé d'Issoire, est pour le moins intriguant pour une exposition d'art contemporain, dans une tonalité a priori innocente, qui fait d'emblée écho à un univers enfantin. Cette comptine ancrée dans la culture populaire française, remontant au Moyen Age, porte, comme toutes les comptines, un sens caché – et paillard le plus souvent-, qui n'est pas à privilégier ici. Il s’agirait plutôt de clins d'œil de l'artiste, d'une part, à son installation en terre auvergnate (le chou, patrimoine culinaire régional), et d'autre part, au sens « non masqué » de cette chanson, qui parle de la manière dont on apprend à faire quelque chose...avec ce que l'on a et « à la mode de chez nous ».
Ceci n’est pas tant anecdotique. La question de l'adaptation, de l'opportunité qui oriente et modifie un projet, de « ce qui arrive », de la « sérendipité », cette disposition à se saisir heureusement du hasard ou de ce qui se présente, constitue une des premières questions cruciales à propos du travail de Piet.sO. Comment et pourquoi l'artiste, qui vécut longuement à Bruxelles et Paris a-t-elle choisi de s'installer, pour vivre et travailler, à Saint-Germain l’Herm ? Ici, d'autres paysages, une nature qu'elle ne connaissait peut-être pas, inévitablement, transforment son regard sur le monde, son inspiration, et son rapport à la création. D'autant plus quand elle s'installe dans un lieu atypique et chargé de centaines d'histoires, l'ancien Hôtel de Paris qui jusque dans les années 60, sur la route de la Chaise Dieu, permettaient aux voyageurs de faire halte sur le chemin des villes thermales. Ici, entre les chambres laissées intactes, la « mercerie quincaillerie jouets » regorgeant de vestiges intouchés, chaussures, jouets, vêtements…, l'artiste passionnée de matières et d'objets, surtout quand ils ont une histoire si ce n'est « une âme », redéfinit certains contours de son art. La rencontre, le hasard, sont au cœur même de sa démarche, comme en atteste les performances « ballades quantiques », dans lesquelles l'itinéraire du promeneur est conditionné par sa perception de ce qu'il interprète comme « signe ».
Probablement aussi ces rencontres nouvelles, cette sortie de territoire déjà conquis, renforce la dimension expérimentale de son travail, et notamment dans son travail d'assemblage et d'hybridation à partir d'objets tant issus de la nature, que d'une industrie révolue.
Un crâne animal prend greffe sur la ligne de marteaux d'un vieux piano, une céramique ornée de feuilles de choux se prolonge par des ossements montés sur un ancien obus, un arbre « godassier » se pare de chaussures d’une autre époque...Certaines sculptures de Piet.sO semblent comme des énigmes, des rébus, cultivant avec une poésie mélancolique les distorsions, les discontinuités, le décalage et souvent l'inattendu. Mais sous le caractère a priori hétéroclite de ces combinaisons, rien n'est gratuit, tout raconte quelque chose, dans le collage, le glissement, l'association, pas très loin de ce que l’on dirait en psychanalyse : cette liberté d'associer signes, images, objets pour raconter quelque chose qui échappe d'abord pour remonter dans l'attention du regard, par bribes et reconnaissance, d'un souvenir, d'une mémoire, d'un passé.
Piet.sO nourrit pour les objets, et surtout pour ceux qui ne présentent a priori aucune valeur, un sentiment profond. Les cinquante chambres de l'Hôtel de Paris, son atelier, ne suffiront bientôt plus pour contenir ses trouvailles par centaines, trésors de plastique seventies, sandalettes de plage, épluche-légumes vintage, bobines de fil d'époque, écheveaux de laine, boulets de charbon…qu'elle trouvera toujours moyen de sublimer en œuvre délicate.
Elle explique cette inclination par, dit-elle, le manque d'objets quand elle était enfant. Sans doute imagine-t-elle qu’au fond de chaque enfance gît une malle à trésors remplie de souvenirs liés à des objets qui, exhumés à nos vues, ainsi se ravivent. N'en ayant que peu conservé de sa propre enfance, Piet.sO s'ingénie à créer de la fiction mémorielle, empruntant ici et là, au travers des choses glanées, des histoires qu'elle fait sienne, ou reconstruisant à travers elles des bribes de sa propre histoire. Chacune constitue une véritable matière mémorielle, dont elle travaille l'épaisseur presque comme un matériau plastique, et, d’une certaine manière, comme une justice rendue ou un « parti pris », pour reprendre le titre d’un célèbre recueil de Francis Ponge, comme si sa banalité pouvait enclore une poésie que l’artiste extrairait comme une gemme de sa gangue.
On a parfois le sentiment que dans notre monde submergé d'objets, rares sont ceux qui conservent quelque charge émotionnelle authentique, tant ceux-ci sont jetables, remplaçables, relatifs.
Piet.sO cherche à restituer cette rareté non de l'objet mais du souvenir, de la trace qui peut y être attachée, comme sont gravés d'une manière indélébile dans nos mémoires d'enfants, le dessin sur la boîte de gâteaux, le vase sur le buffet ou le tableau accroché dans le salon...De ses origines familiales rurales et ouvrières, elle garde une sorte de tendresse pour les objets de la culture populaire comme ces «cadeaux Bonux» authentiques ou ces clowns en céramique, aussi inquiétants que kitsch, produits tout spécialement pour décorer les intérieurs modestes, et qui pointent aussi la question du goût et de la culture de classe. Cette dimension sociétale des objets qu'elle choisit n'est pas innocente et rend compte d'une réflexion approfondie sur la valeur à la fois sociale et intime des objets avec lesquels nous vivons.
Les œuvres hybrides de Piet.sO font parfois songer à la fameuse « Complainte du progrès » de Boris Vian qui, dès les années 50, au sortir de la guerre où tout manquait et à l’entrée des Trente Glorieuses et du réconfortant royaume de la société de consommation, pointait déjà une forme critique de cette croissance à tout prix. Piet.sO a vécu son enfance dans les années 70, son adolescence dans les années 80, des époques dans lesquelles on venait de poser le pied sur la Lune, où on croyait aux Ovni et à la conquête spatiale, où le plastique était fantastique, les objets lisses, colorés et désirables. Elle, entre désir et frustration, envie de « mode de chez nous » et conscience de l’exogène, construisait alors son rapport au monde et à une identité fragmentée, et fragmentaire, oscillant entre « la vie moderne », un monde net, structuré- celui de la banlieue propre des années 80- et la béance, les manques et les mystères de son histoire familiale : « Ma famille », racontait-elle un jour, « venait de nulle part. Le pays d’où avaient surgi mes grands-parents était inaccessible, englouti par l’histoire, érodé comme leurs pauvres souvenirs.
Ce monde, en revanche, ils le portaient bien en eux. Il surgissait parfois de leurs gestes. On pouvait l’attraper au vol, y puiser des forces mais aussi de la mélancolie. Il englobait la posture souveraine de mes grands-mères, les tourments de la forêt des contes, tout élément merveilleux glané alentour qui pouvait m’ouvrir la voie de cette initiation particulière de la petite fille en princesse-fée douée de pouvoirs ».
On voit ainsi comment son travail se tient sur le fil entre une mémoire sociale -celle de toute une époque, révolue, que les trésors de l’Hôtel de Paris ont continué de nourrir avec opportunité-, et une mémoire intime, celle de sa famille diasporique.
Avec ses robes de bal pour princesse morte, ses robes de mariée torturées de monstres, ses vanités fragiles ou vomissantes, ses cœurs battants sous des globes Empire, ses reliquaires, on assimile souvent le travail de Piet.sO a une œuvre onirique et romantique -dimension qu’elle assume par ailleurs- que pourraient expliquer ses origines slaves. Mais en deçà de cette surface esthétique de conte de fées, c’est bien l’histoire d’un déracinement qui est en jeu, déracinement propice au rêve, au fantasme, un « terreau pour l’imaginaire », dit-elle, s’inventant des histoires de femmes sorcières ou de Baba Yaga.
Dans cette œuvre très personnelle, Piet. So construit ses propres mythes, poursuit son propre chemin, parcours initiatique encore. A l’instar de sa « Série de papiers froissés sur objets en porcelaine », qui semblent oblitérer des parties des objets comme l’oubli, des pans de mémoire, l’œuvre de Piet.sO persévère dans une conscience aigüe de la perte et de la disparition, du mystère et de la fragilité de la mémoire, dont l’artiste sait combien elle conditionne la persistance du « presque rien » du monde.
Marie Deparis-Yafil
Mai 2022